Champions du Monde, avant les autres !

Ma REPpublique à moi, elle est championne du Monde. De football, ça oui, depuis deux jours, mais de plein d’autres choses aussi : de respect, de diversité, de citoyenneté. Et depuis bien plus longtemps. Et on a même pas eu à battre qui que ce soit, pour en avoir des milliers, d’étoiles sur notre maillot.

Je suis comme vous. Oui, on est en Juillet, je suis dans ma classe, je range, je coupe, je colle, j’affiche, mais je garde un œil sur ce que qui se passe derrière le portail, aussi.
Alors j’ai bien vu qu’on était devenus Champions du Monde. J’en suis fière, comme vous.
J’ai bien vu aussi qu’ils étaient des milliers, des millions à marcher dans les rues, à crier, à applaudir, à danser et à boire.
J’ai bien vu qu’il y avait eu une petite sauterie chez Manu. Oups, pardon, Emmanuel Macron.
J’ai trouvé ça chouette.
Je les ai trouvés beaux, ces Champions du Monde.

Et puis je les ai regardés, tous, un par un.
Et je me suis rendue compte que dans ma REPpublique, ils étaient là aussi.
Oui, j’en ai une moi aussi d’équipe comme celle-là.

Dans ma classe aussi, il y a Kylian Mbappé. Le petit gars métisse, moitié Camerounais, moitié Algérien. Le mien, de Mbappé, c’est mi-Mali/mi-Maroc. Et sa banlieue à lui, c’est pas Bondy, mais ça y ressemble.

Pas loin, deux tables derrière, il y a Hugo Lloris. Oui oui, fils de banquière, comme Hugo. Bon, pas à Monaco et Papa n’est pas avocat, mais musicien. N’empêche que mon gardien de but à moi, il est de la haute aussi, on peut dire.

Et puis mon Lloris, son pote préféré, c’est mon Adil Rami. Quand je les ai vus chahuter sur le perron de l’Elysée hier, j’avais l’impression de voir les miens. Mon Adil à moi, il a le sourire scotché, version banane et jusqu’aux oreilles. Il n’a pas (encore) de moustache alors c’est avec ses cheveux qu’il s’amuse du matin au soir. Sauf quand « Maman, elle m’a mis du gel maîtresse ».

Toujours sur les images de l’Elysée, hier, je voyais Ngolo Kanté, le timide, se faire charrier par les autres. Pardon d’être là, qu’il avait l’air de dire. Lui non plus, il n’est pas radin sur les sourires. Quand je l’ai vu, j’ai pensé à H. Bon, c’est une fille, mais elle est discrète aussi. Un an et demi qu’elle est en France et elle s’excuse encore de déranger.

Ah oui, bien sur que j’ai mon Paul Pogba. Bien sur que j’en ai un, toujours prêt à faire rire et danser les autres, même en pleine séance de grammaire. Toute l’année, il a essayé de m’apprendre cette espèce de danse avec les bras qui passent un coup devant, un coup derrière. Je n’ai jamais réussi. Je dois avoir un problème de coordination.

J’ai un Griezmann aussi, les yeux bleus perçants, le regard toujours rêveur.
Un Varane, un Matuidi, jamais loin d’un Pavard.

Ils y sont tous.
Ils viennent de partout.
Aucun du même endroit.
Ils ne se ressemblent pas.
N’ont pas eu les mêmes chances, au départ.
Et pourtant ils avançent ensemble.

Ma classe, c’est l’Equipe de France, et des étoiles, je leur en accroche tous les jours, sur leur maillot.

Qu’est-ce que tu fais pour les vacances ?

Dans ma REPpublique à moi, on se sépare, contre notre gré, pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, parfois. Mais on y pense, souvent, tout le temps.

Vacances de printemps.
Pour moi, pour mes enfants, ce sont les vacances dans les forêts, dans les champs, dans les rivières et cette année aussi, un peu, à la mer.
Pour moi, pour mes enfants, ce sont les vacances de la famille, des grands-parents, des arrières-grands-parents, des oncles, des tantes, des cousins.
Pour moi, pour mes enfants, ce sont les vacances du bonheur, des rires, de l’extérieur.

Mais pour eux ?

La rentrée, c’est dans deux jours. Je ne dis pas que j’ai pensé à eux tous les jours pendant ces deux semaines, mais je me suis, souvent, demandé ce qu’étaient leurs vacances de printemps, à eux. J’y pense encore un peu plus aujourd’hui.

A., arrivé de Syrie il y a deux mois. Il n’avait pas de chaussettes avant qu’on se quitte. C’est bien, il n’en a plus besoin maintenant. Son manteau était un peu trop grand, ses pulls un peu troués. Comment sont ces Tee-shirts ? En a t-il ? H., sa jolie petite sœur, qui sourit tout le temps et me répond, inlassablement « Ca wa bien, merci », a t-elle trouvé des jouets pour s’occuper pendant ces deux semaines dans ce tout petit appartement, dans cette petite chambre qu’ils partagent avec Papa et Maman ? Avec Maman, allongée, malade, depuis son arrivée, depuis leur traversée ?

A quelques rues de là, je me demande que ce M. a fait de ces vacances. Avant de partir, il m’a promis qu’il ne jouerait pas « trop » à la Play Station. Il m’a assuré qu’il lirait « au moins un livre, je te raconterai après maîtresse, promis ». Il m’a aussi juré qu’il ferait ses devoirs, cette fois, « tu peux me croire.  En plus, elle est jolie la chanson qu’on doit apprendre, maîtresse ».

Et K. ? Est-ce que Papa est enfin venu le voir ? A chaque vacances, il y croit, il m’en parle. « Je suis sûr qu’il viendra cette fois maîtresse, j’en suis sûr, il me l’a dit, au téléphone, je suis trop content ». Et puis à chaque retour de vacances, il fait la grimace, il est triste. Pas besoin de lui poser la question.

Oh, H., je sais ce qu’elle a fait de ses vacances ! Pas de rivière, pas de forêt, pas de Papi, ni de Mamie, trop loin. H., elle a révisé. Sans relâche. Comme si elle passait le Bac en rentrant. Elle a fait des exercices, puis Maman lui en a donné encore d’autres, puis elle en a réclamé encore. Elle a lu, beaucoup, elle a écrit, énormément. Elle aime ça H., presque trop.

Et E. ? Est-ce qu’il sera là lundi ? J’espère que non. Je l’aime bien, E., il apprend vite, il est gentil. Un peu brusque, presque violent, mais il s’améliore. Je l’aime bien mais j’espère qu’il aura enfin quitté ce petit hôtel dans lequel l’association les a placés, quand ils sont arrivés d’Albanie, le mois dernier. J’espère qu’avec son grand frère, ils auront trouvé un autre espace de jeu que la rue qui longe l’école, dans laquelle on les voit traîner avant, après, et même pendant, parfois.

Lundi, avec ou sans E., on va reconstituer notre petite famille, pour quelques semaines encore. Quelques semaines ensoleillées, brillantes, pendant lesquelles on va apprendre encore mais on va construire aussi. Il faudra préparer un beau spectacle pour la fin de l’année. Il faudra penser à de jolis cadeaux pour la fête des parents.

Il faudra aussi doucement préparer notre séparation, la vraie cette fois.
Se dire au-revoir.
Ou à bientôt.

A 7 ans, elle a (déjà) peur d’être une fille.

Dans ma REPpublique à moi vivent les hommes et les femmes de demain. Des hommes qui ne forceront pas des femmes à les embrasser. Des femmes qui seront convaincues qu’elles sont les égales de ces hommes. Un beau projet mais avec des obstacles, beaucoup d’obstacles.

Elle est dans le couloir, le dos contre le mur. Elle regarde ses chaussures. Et regarder ses chaussures, ce n’est vraiment pas son genre à M.. M, d’habitude, elle regarde les autres franchement, avec un beau sourire, un peu espiègle même. Elle chahute, elle court, elle rit. Mais aujourd’hui, hier, et depuis quelques semaines, M., elle regarde ses chaussures et elle ne sourit plus beaucoup.

Devant elle, nous sommes trois. La directrice, moi et une autre enseignante. Mais pas l’enseignante de M. Nous avons peut-être l’air de l’accuser, alors M. essaie de reculer mais avec le mur derrière, elle ne peut pas. Je m’approche, me mets à genoux.

« Tu dois nous dire M., qu’est-ce qui s’est passé exactement, qu’est-ce qui se passe avec A., qu’est-ce qu’il te fait, qu’est-ce qu’il te dit ?
– ….
– M., c’est important d’en parler, on va t’aider.
– Ma maîtresse, elle m’interdit de « rapporter ».
– Et bien nous, on te dit de le faire, alors vas-y, rapporte. »

Le silence est gênant. On se regarde toutes les trois, un peu inquiètes de ce qui va se dire, et de ce qui va se passer ensuite. La maîtresse de M. n’est toujours pas sortie de sa classe.

« Lundi matin, pendant la récréation, il a demandé à I. de me tenir les bras.
– Pourquoi faire ?
– Pour venir m’embrasser, là, au coin de la bouche.
– …
– Je ne voulais pas, je lui ai dit, je me suis débattue, mais ils me tenaient alors… »

Elle a l’air soulagée. Elle l’a dit. Mais elle regarde toujours ses chaussures. Et nous, on se regarde. Plus inquiètes non, en colère, oui. Surtout quand M. poursuit. Quand elle raconte que ce n’est pas la première fois. Quand elle se lâche, quand elle dit qu’elle a peur, qu’elle ne veut pas être punie parce qu’elle a rapporté. Quand elle raconte que ce même lundi, dans le rang pour sortir de l’école, il était derrière elle, s’est approché de son oreille et lui a dit : « Je vais te baiser ».

A. a six ans. Haut comme deux pommes et demi. Pas très à l’aise dans ce petit corps. Pas très à l’aise dans sa vie, non plus. La maman de A. parle fort. Elle nous promet qu’elle va lui en mettre une, pour lui faire comprendre. On lui dit que ce n’est pas nécessaire, qu’il faut peut-être plutôt parler avec lui, essayer de comprendre pourquoi il fait ça, essayer de lui faire comprendre que, même à six ans, on ne force pas une fille à l’embrasser. Que la petite fille est choquée, qu’elle a peur, qu’elle a été agressée.

Le mot est lâché. Agressée.
Agression physique à caractère sexuel.
Le mot est fort, mais il est lâché.
Le mot effraie, mais il est vrai.

M. a 7 ans, elle se construit, elle découvre sa féminité, son corps. Et M. elle a peur, déjà.
Elle a peur qu’on lui tienne les bras pour lui voler un bisou.
Elle n’a pas forcément compris cette petite phrase que A. lui a sussurée dans l’oreille, mais cette phrase, elle lui fait peur.
Elle est une fille et voilà qu’elle a peur d’être une fille.

La maîtresse de M. et A. temporise. Elle n’a rien vu, rien remarqué, enfin si, peut-être une fois, un bisou qui « n’a pas eu l’air de plaire à M. », mais « ce sont des jeux d’enfants… ».

Réunions, sanctions, sollicitation de la psychologue scolaire, intervention d’un représentant de l’inspection, réunions, solutions, temporaires. Mais pas de solution radicale, définitive.
A. a besoin d’aide, M. a besoin d’être protégée.

Nous avons proposé à M. de changer de classe. Elle a réfléchi. Elle a refusé. Elle ne veut pas quitter ses copines. On la comprend. Et on attend. On attend que M. relève peu à peu les yeux de ses chaussures et qu’elle retrouve ce regard franc, bleu et fier qui lui va si bien.