Comme elle respire.

Dans ma REPpublique à moi, on accueille les mots, les maux, les gestes. Ceux qu’on contrôle et ceux qui nous échappent.

Quand les mots sont sortis, quand elle s’est mise à crier, ce n’était ni le moment, ni le lieu, et encore moins la manière. Mais E. avait décidé que ce serait maintenant et que ce serait sur ce ton là. Quelque chose d’inconscient avait sans doute mûri et il fallait que ça sorte urgemment, maintenant, au milieu du vestiaire de la piscine.

J’étais en train d’essayer de faire entrer les longs cheveux de M. dans son bonnet, de dire à S. de bien ranger ses chaussettes dans ses chaussures pour être sûre de les retrouver et de secouer un peu L. qui avait décidé de ne pas se presser. Je faisais tout ça, le vestiaire bourdonnait quand E. s’est retournée et a crié : « C’est pas moi qui ai volé l’argent dans le sac de Maman, c’est pas moi, c’est Papa, il n’y a qu’à voir, les billets sont dans la poche de son manteau. ». Les abeilles se sont toutes arrêtées en même temps et on a toutes regardé E., les yeux écarquillés. Elle ne regardait que moi, ses sourcils me suppliaient de la croire et elle répétait : « C’est pas moi, c’est pas moi ».

Je ne savais évidemment pas de quoi elle parlait. Mais je connais un peu E., alors je me suis approchée, je lui ai dit que j’avais bien entendu et que je lui promettais qu’on en reparlerait, mais pas maintenant et pas ici. Elle a acquiescé et a eu l’air d’oublier, au moins un peu. Moi, je n’ai rien oublié. J’ai même ressassé, je l’ai observée et me suis un peu inquiétée.

E. a 6 ans.

E. ment. Beaucoup. Souvent.

E. vole. Dans les cartables des copains, dans les poches et ailleurs.

Alors quand elle m’a parlé du sac de Maman, du manteau de Papa, des billets et de tout ça, forcément, je me suis souvenue.

Je me suis souvenue de cette première semaine de classe. Quand j’ai confisqué le bracelet de S. parce qu’elle jouait avec. Quand j’ai voulu le rendre à S. à la fin de la matinée et qu’il avait disparu de mon bureau. Quand je l’ai retrouvé au fond du cartable de E. et qu’elle a d’abord longtemps essayé de me convaincre que quelqu’un l’avait mis là. Non, que c’est peut-être Maman qui m’a acheté le même et qui me l’a pas dit alors elle l’a mis dans mon cartable. Non, je sais, en fait, c’est celui de ma petite sœur, je le reconnais. Qu’elle a fini par craquer, pleurer, exploser, poser sa tête sur mon épaule, renifler et me promettre, yeux dans les yeux, qu’elle ne le ferait plus. Je n’ai pas eu de mal à me rappeler qu’elle avait recommencé.

Un peu plus tard, ailleurs, j’ai donc demandé à E. de venir m’expliquer. Avant qu’elle ne commence, je lui ai rappelé qu’elle devait me regarder dans les yeux, ne pas me mentir et qu’à partir de là, je voudrais bien croire tout ce qu’elle avait à me dire et à me raconter. E. a pris une grande inspiration, a fixé le bout de ses pieds et a parlé, très vite, des billets, de Maman, de Papa, du manteau et du sac. J’ai posé ma main sur son menton, j’ai relevé son visage vers moi et je lui ai demandé de recommencer, moins vite et en me regardant vraiment, cette fois. Les yeux qui se sont levés vers moi étaient mouillés, les joues étaient rouges et aucun mot n’est sorti. On a écouté ensemble ce silence et je lui ai promis que je viendrai avec elle pour parler à Maman, ce soir.

Maman a levé les yeux encore plus haut, vers le ciel carrément. Elle a soufflé, soupiré, agacée, fatiguée, dépassée. Deux jours que je cherche cet argent, deux jours que je sais que c’est elle. J’ai tout essayé, je l’ai punie, menacée, rien. J’ai même vidé ses tiroirs, soulevé son matelas. Je commençais à croire que j’étais folle, madame, folle. La voix est montée. Elle a tremblé en même temps. J’ai demandé à E. d’aller s’asseoir un peu plus loin mais de promettre d’abord à Maman de lui rendre les billets, dès qu’elles seraient rentrées. Elle a dit oui avec une toute petite voix, sans s’excuser vraiment, et elle s’est éloignée.

Alors Maman a pleuré. Je n’ai pas vraiment pu la rassurer. Avec des mots qui m’ont semblé justes mais qui ont sûrement continuer de la blesser, je lui ai dit qu’il fallait prendre tout ça au sérieux, que les choses s’accumulaient, qu’il était important, urgent de s’en préoccuper. Avec une toute petite voix, elle a dit oui, en s’excusant pour de bon, et elle s’est éloignée.

La peur ou la raison.

Dans ma REPpublique à moi, on laisse parfois entrer les bruits de l’extérieur. Les bruits, les angoisses et les peurs. On les laisse entrer, on en parle et on essaie de les apprivoiser, puis de les oublier. Sauf quand on nous oblige à les cultiver.

Il y a D. qui se cache les yeux. Il a les deux mains posées sur son visage et a enfoui sa tête entre ses jambes accroupies.
Juste à côté, A. est pliée de rire. Rire nerveux, elle n’arrive pas à s’arrêter, malgré mes « Chchchchch… » à répétition.
S. me regarde, suppliante et répète « C’est bientôt fini, maîtresse ? »
Je n’en sais rien. Je suis comme vous, j’attends.
Moi aussi je suis accroupie.
Moi aussi j’ai envie de rire, de supplier et de me cacher le visage.
Personne ne m’avait dit, quand j’ai passé le concours de professeur des écoles, que je me retrouverai un jour accroupie sous un lavabo avec douze enfants de six ans.

Ça devait arriver.
Bientôt dix minutes qu’on est là, M. a envie de faire pipi.
Forcément, tous les autres aussi.
Je leur dis d’attendre, d’essayer de se retenir, un peu.
Que si on se lève, « ILS » vont peut-être nous voir, nous entendre.

« Les méchants maîtresse ? ILS sont là pour de vrai ? »

Non mais on fait comme si, alors on ne se lève pas.
On fait comme si, alors on est venu se cacher là, sous le lavabo.
On a fermé la porte à clé, mis une table devant.
Si les méchants arrivent, ils trouveront la porte fermée alors ils feront demi-tour.
« Tu es sûre maîtresse ? Parce que les méchants vraiment méchants, ils donnent des coups de pied dans la porte ou alors avec leur pistolet, ils tirent dessus et c’est bon.
– Ce n’est pas ce qui est écrit dans notre scenario, D., alors tu remets ta tête dans tes mains et tu attends. »

Quelqu’un tente d’ouvrir la porte.
C’était prévu, on a demandé à des parents d’élève de venir « jouer » les terroristes.
Enfin, d’essayer de nous trouver, juste.
C’était prévu mais je sursaute quand même.
Les enfants aussi, forcément.
Surtout qu’elle appuie plusieurs fois sur la poignée, la « maman-méchante-terroriste-pour de faux ».
Elle repart.
« Tu vois, D., « ILS » sont partis ».

Quinze minutes. J’envoie un SMS à la directrice. Elle me dit d’attendre encore un peu.
La tension baisse, les enfants se relâchent.
Je le sais parce que je le sens.
Le concert de pets est officiellement entamé.
Ça fuse dans tous les coins.
Je vais faire un malaise.

« Maîtresse ?, chuchote A.
– Oui ?
– Comment on fait si les méchants ils viennent un jour pendant qu’on est en récréation ?
– Ça n’arrivera pas A., ça n’arrivera pas.
– Oui, mais quand même, comment on fait ?
– ….. »

C’est vrai ça, comment on fait ?
Et s’il y a un enfant qui est parti aux toilettes au moment ou l’alarme intrusion se déclenche ?
Et s’ILS tirent avec leurs armes sur la poignée pour ouvrir la porte ?
Et s’ILS enlèvent un enfant et le prennent en otage ?
Et s’ILS tirent à vue, dans les fenêtres, dans les portes ?

L’air commence sérieusement à me manquer.
Le SMS arrive, on peut enfin se lever.
Remettre la table, rouvrir la porte.
Aller aux toilettes.
S’asseoir sur le banc et en parler.
Soulager les angoisses, mettre des mots sur la panique.
Se féliciter. Les féliciter.
Les rassurer.

Mais si on arrêtait d’y penser ?
Si on arrêtait d’imaginer ?
Si on se faisait confiance ?
Si on se disait juste qu’on se comporterait comme des humains, protégeant d’autres êtres humains ?

Et si on arrêtait d’avoir peur ?

Même pas peur !

Dans ma REPpublique à moi, on met des mots sur tous les maux, sans tabou et tous ensemble.

« Mais, Maîtresse, c’est quoi un terroriste en fait ? »

L’attentat a eu lieu trois jours plus tôt. Un supermarché. Une toute petite ville de province.

« Mais, normalement, ça se passe à Paris, ces trucs-là, non? »

Paris c’est loin.
Paris c’est pas nous.
Paris, ça n’existe presque pas, en vrai.

Le Super U, ils connaissent tous. Quand ils ont vu les images à la télé, pendant le week-end, ils ont reconnu le grand U bleu, « comme derrière chez moi, maîtresse! ». Mais le reste, ils n’ont pas vraiment compris. On ne leur a pas vraiment expliqué.

Je suis tombée sur une discussion entre enseignants, sur un réseau social.
« Et vous, vous allez en parler en classe ?
– Ah non, s’ils ne posent pas de question, je préfère éviter, répondait l’un.
– Bien sûr que non, c’est aux parents de faire ça. On risque de leur faire peur, rajoutait l’autre ».

Et si les parents n’en parlent pas ?
Et si les enfants ne posent pas de question ?

On a regardé une petite vidéo. Un petit sujet qui résumait ce qui s’était passé.
Otages.
Ravisseur.
Morts.
Blessés.
Survivants.
Etat islamique.
Terroriste.

Oui, ça a été long.
Non, cela n’a pas été simple.
Mais on a parlé.
On a mis des mots. Des mots simples, trop simples diront certains. Mais des mots, c’est l’essentiel.

« Mais pourquoi ils tuent maîtresse ? Ils ont la même religion que moi mais dans ma religion, on ne tue pas, on n’a pas le droit »

Ils se sont livrés.
Ils se sont offusqués.
Ils se sont opposés.

« Un terroriste, c’est quelqu’un qui sème la terreur, qui veut qu’on ait tous peur, qu’on arrête de vivre tellement on a peur »

D. s’est levé et, fièrement, il a dit « Bah moi, je n’ai même pas peur ! »
« Moi non plus » a ajouté A., puis Y., puis L., puis tous les autres.

Moi non plus, a pensé la maîtresse, encore moins maintenant.