Allons enfants…

Elle cherche ses mots, hésite sur la prononciation puis raconte. Oui, chez elle, en Ukraine, Noël est une grande fête. Est-ce qu’elle peut nous chanter une chanson de Noël ? Oui, tu peux M., bien sûr. Les autres écoutent cette voix qu’ils entendent si rarement, cette langue qu’ils n’ont pas besoin de comprendre pour savoir qu’elle chante la lumière. Ils sont étonnés d’entendre des sons sortir de ce visage. Parce que M. ne parle pas. Ou trop peu. Elle apprend, écrit, réécrit, traduit, se corrige mais ne parle pas. Elle chante, ferme les yeux et les autres sourient.

L’autre jour, Maman m’a dit “Elle veut rentrer”. Elle a laissé un silence. A essuyé ses yeux et a ajouté “Mais on ne peut pas”. Elle a demandé à poursuivre en anglais. Ses mots ont couru, elle parlait vite, comme si respirer entre ses phrases risquait de leur donner trop de réalité. “Ils cherchent le corps de mon frère, je ne sais pas où sont mes cousins, notre maison n’existe plus. On ne peut pas.”.

M. termine sa chanson et rouvre les yeux. Les autres l’applaudissent. Elle sourit, brièvement, puis s’éteint à nouveau.

Dans le hall du collège, ils sont installés derrière leur pupitre. Cinquante, peut-être plus. Des gosses que personne n’aurait imaginé là, un saxophone à la main, un violon sur l’épaule. Des gosses sur lesquels personne ne parie jamais. Je vois A., débarqué sans sa mère du Paraguay deux années plus tôt. Il y a aussi W., réfugiée du Yémen depuis plus de quatre ans aujourd’hui. Ils portent tous un tee-shirt noir et nettoient leurs instruments. Le principal les observe. Des parents ont fait le déplacement. Les professeurs sont là aussi, pas tous, mais nous sommes quelques-uns à venir admirer l’exploit d’avoir fait d’eux des musiciens en quelques mois à peine. M. essaie de se cacher derrière sa chevelure rousse et frisée mais je ne vois qu’elle. J’entends encore sa voix si douce et déterminée chanter.

Silence.

La chef d’orchestre, debout sur un tabouret balance ses bras et les sons sortent. Personne ne chante cette fois, mais les paroles sont sur toutes les lèvres.

Allons enfants.
De la patrie.

Désapprendre. Et réapprendre.

 

Un petit oiseau. Des yeux qui s’excusent, des mains qui tremblent, et les organes internes qui s’affolent, si j’en crois les odeurs qu’il laisse derrière lui après son premier passage dans ma classe. Il sourit, opine du chef. Il y a de la déférence, du respect à l’excès dans ses gestes et sa posture. “Oui madame, d’accord madame”. Papa est vieux. Très vieux. Il remercie tout le temps. “Tout va bien se passer, I. va vite s’habituer”. Merci encore, merci, merci.

Son sac est trop lourd, trop grand pour lui. La chaise est trop haute, les camarades trop adolescents pour I. Alors les odeurs persistent et les yeux s’excusent encore. Il prend les exercices, les fait vite défiler devant lui. Trop vite. “Je sais”, il dit, quand je m’assois près de lui pour lui réexpliquer une consigne qu’il a semble t-il mal comprise. “Non, tu ne sais pas I. cet exercice n’est pas correct, on va le reprendre ensemble.”

I. regarde ses pieds, puis recommence.
I. se trompe encore.
“Maîtresse du Français, au Maroc, elle a dit c’est comme ça”.
“Tu dois bien regarder les lettres du mot, I., regarde, ce ne sont pas les mêmes ici et ici.”
Il est d’accord, bien sur. Il sourit, toujours.
Mais il trébuche, encore et encore.

Dans sa langue, les mots s’écrivent comme on les entend.
Pas de a à côté d’un u qui se transforment en o.
Pas de h après le t, juste pour faire joli.
Pas de u, prononcé avec la bouche qui imite le cul d’une poule.
Aucune lettre en trop.
Aucune lettre en moins.

C’est dur I., je sais, et ce sera long, peut-être.
Il te faudra sans doute trahir un peu Maîtresse du Français, au Maroc, et me faire confiance à moi.
Il te faudra désapprendre d’abord.
Et apprendre ensuite.

Alors, en attendant, si tes mots me font sourire, c’est aussi parce qu’ils me font un peu rêver. Calcou La Trise sera l’héroïne de l’histoire que nous allons écrire ensemble, tu veux bien? Elle aura une cape et les vaincra tous, les uns après les autres. Les A qui se liguent avec les U, les H qui viennent se coller aux T et même les accents, qui ne volent jamais dans le même sens. Alors que toi, le petit oiseau, je suis sûre que tu sais dans quel sens il faut voler.

Quoi qu’il nous en coûte.

Photo David Franklin

Je suis venue la trouver pour savoir comment il allait. Comment il se comportait quand il n’était pas avec moi, dans notre petit groupe où nous jouons, mimons, bougeons. Comment il s’en sortait quand il baignait des heures d’affilée dans cette langue qu’il ne maîtrise pas encore, même s’il redouble d’efforts pour l’entendre, l’apprivoiser et la faire sienne.

Elle m’a regardée fixement, a posé ses mains sur ses hanches et m’a répondu : « Rien, il ne fait rien », en insistant sur le R, comme s’il pouvait représenter à lui seul toute la colère qu’elle voulait exprimer et un peu du mépris qu’elle semblait lui réserver.

Les mots qui voulaient sortir de ma bouche n’étaient pas les bons, alors je les ai ravalés. Je n’ai pas souri, j’ai juste soutenu ce regard et essayé d’y lire la bienveillance que j’aurais aimé y trouver. Le lendemain, quand je l’ai ramené dans cette classe où les autres le regardent avec tant d’étrangeté, j’ai senti mon ventre se nouer et aurais tout donné pour ne pas l’y abandonner.

Alors je les ai tous regardés. Celui-là donc, qui ne parle pas le français. Cet autre-là, pour lequel associer des consonnes et des voyelles est si couteux, même du haut de son mètre soixante. Celui-ci, qui ne parvient pas à comprendre comment autant de zéros peuvent vouloir signifier une quantité. Et puis ce bonhomme, juste à gauche, dont le cerveau va si vite qu’il préfère balancer sa chaise que d’enchaîner les si nombreux exercices qu’on a jugé bon de lui imposer.

Je les ai tous observés et je me suis autorisée à rêver : et si on leur donnait une chance, à tous, un par un ? Si on cessait de penser qu’ils sont les mêmes? Si on lâchait un peu nos manuels si colorés, nos programmes si engoncés, nos exigences si uniformisées ? Si on arrêtait d’y voir un troupeau mais qu’on les regardait pour ce qu’ils sont : des individus, uniques, spéciaux, particuliers.

Avec ce point commun, le seul, celui qui doit nous guider : le droit d’apprendre, quoi qu’il nous en coûte.

Mais tout a continué

Quand j’ai poussé la porte de cette nouvelle classe dans laquelle je passerai les prochains mois, j’ai passé mon doigt sur les étagères, les murs et les armoires. J’en ai relevé des empreintes, des poussières et des traces du temps qui s’est écoulé. J’ai regardé ces murs que personne n’a pensé à laver, ni même à repeindre. Y ai décelé quelques restes de posters mal décrochés. Admiré cette coupe argentée, vestige d’une victoire passée. Cet aquarium, désormais dévolu au rangement des pots de peinture séchée. Déplacé ce meuble vermoulu, rempli de livres jaunis et écornés. Ouvert un petit tiroir et trouvé un trésor. Un petit bijou sur lequel j’ai imaginé sans peine l’adulte qui était à cette même place quelques années avant moi s’extasier.

Il la sort de son cartable en cuir, sourit. Il ne porte pas de masque alors les enfants voient son visage s’illuminer. Ils attendent, pas forcément sagement. Sans aucun doute excités. Le professeur s’affaire devant eux. Il cherche une rallonge, pour atteindre cette prise murale évidemment mal placée. Approche ensuite le téléviseur qu’il a péniblement déménagé de son salon la veille, un dimanche, sans doute. Les yeux des enfants se mettent à briller. Même les plus dissipés se taisent et quand l’écran se met à leur parler, ils ouvrent grand leurs oreilles et reçoivent en silence le savoir qu’on est venu leur apporter.

Cet enseignant là, c’est moi, c’est vous, c’est eux et tous les autres. Ces enfants-là, ce sont les mêmes que ceux qui s’installeront dans cette classe dans quelques jours, quand j’aurai eu un peu le temps de dépoussiérer.

Les murs n’ont pas bougé. Le Wi-fi a remplacé la VHS et si eux ne verront rien de mon sourire et de mon angoisse quand ils entreront parce que mon masque en tissu les leur cachera, ils s’assiéront aussi plus ou moins sagement pour apprendre, pour savoir et pour que je leur apporte ce pourquoi cette école a été bâtie.

Ils attendront de moi que je leur donne la main, que je leur montre, que je les encourage, les félicite, les écoute, les console aussi parfois. Que je les aide à monter les marches jamais rénovées qui mènent à ma classe d’abord.

Celles qui mènent à grandir ensuite.

Comme les autres.

Il attendait dans le bureau. Il regardait sa mère essayer de se faire comprendre, remplir les papiers, expliquer sa situation, bredouiller en anglais et les adultes en face d’elle essayer de lui répondre.
Il observait tout ça et avait un air impatient.

C’est la première chose que j’ai vue quand je suis entrée.J’ai tendu la main vers lui d’abord, il me l’a attrapée, a mis quelques secondes pour la lâcher.

« Je suis ta maîtresse, comment est-ce que tu t’appelles ? »

M. a tourné la tête vers sa maman, à qui j’ai traduit ma phrase en anglais. Elle a joué l’interprète et M. s’est tout de suite mis à secouer ses bras et il a répété, plusieurs fois, après moi, « maîtresse, maîtresse ».
J’ai eu l’impression que je faisais peut-être un peu partie de ce qu’il était en train d’attendre.

Maman veut m’expliquer.
La Tchétchénie, les violences, le départ.
Son anglais est bon, bien meilleur que le mien.
Je l’écoute.
M. cherche mon regard, c’est à lui qu’il voudrait que je parle.

Elle se tourne vers lui.
Elle me montre ses jambes qui ne répondent pas.
Cette poussette qui fait office de fauteuil.
Moi je vois surtout ses yeux qui ne veulent plus attendre.

Les autres enfants sont dans la cour quand nous entrons dans la classe.
Les murs sont verts.
Ce vert-grenouille qui m’agresse chaque matin fait sursauter M. de bonheur.
Un vrai spectacle de lumières, sans le son, pour l’instant.
Ça aussi, ça faisait surement partie de ce qu’il était en train d’attendre, tout à l’heure, dans le bureau.

Il regarde les affiches sur les murs, le tableau, le banc, les livres.
Sa maman approche la poussette et M. gesticule tout à coup.
Il tend les bras vers moi, il veut que je le porte, que je le pose sur une chaise.
Maman m’y autorise.
Une fois assis, attablé juste en face du tableau, M. sourit encore.
Je le vois respirer profondément, exactement comme on fait lorsqu’on y est enfin arrivés, qu’on y a tant pensé, quand ça ressemble précisément à ce qu’on espérait.

Il est arrivé et n’a pas l’intention de repartir.
M. réclame un stylo, une feuille, pousse sa maman du regard pour qu’elle s’en aille.
Pas aujourd’hui M., tu reviendras lundi, puis tous les jours suivants.

Le matin, quand tu arriveras en classe, j’appellerai ton nom et tu apprendras à répondre « présent ».
Comme les autres.
Ensuite, tu t’installeras devant cette table, ou une autre, je te donnerai une ardoise et tu apprendras à tenir ton crayon, et peut-être même un jour à écrire.
Comme les autres.

Les autres, justement, regarde, ils sont là, ils sont revenus.
Ils s’attroupent autour de toi, de ta poussette.
Leurs yeux sont tout ronds, ils me posent des questions, plein de questions.
Ils te sourient, tu prends leurs mains.
Maman est encore là, je la sens tellement heureuse de te voir là, avec eux.

Te voilà qui pleure, quand Maman te réinstalle dans ta poussette.
Te voilà qui crie aussi, qui remue.
Maman s’excuse, me demande comment je vais faire, si ça va aller, ses mots se bousculent, son inquiétude monte déjà un peu.

Ne vous excusez de rien.
Ne vous inquiétez pas, pas trop.
Comment on va faire ?
On va faire, c’est tout.
Parce que M., il est arrivé.
Parce que c’est là qu’il veut être.

Comme les autres.

Ce qu’on ne lui a pas dit.

Scultpture de Bruno Catalano

L. est partie un mardi du mois de mai.

L. est partie et personne ne s’y fait.

L. est partie et on a tous pleuré.

La voiture de Papa et Maman attend devant l’école. Dans le coffre, les quelques affaires ramassées dans la chambre d’hôtel qu’ils occupaient depuis six mois, juste en haut de la rue. Cette chambre d’hôtel dont L. nous disait qu’elle était petite, dans laquelle ils dormaient tous, depuis trop longtemps. Cette chambre d’hôtel qui avait pris la suite d’une autre, et d’une autre encore.

Huit ans. Huit années qu’ils ont quitté leur pays pour venir essayer ici.

Huit années qu’ils ne savent pas s’ils pourront rester mais qu’ils se battent pour en avoir juste le droit.

Au volant de la voiture, Papa attend. Maman est avec nous, elle prend nos mains, nous remercie, s’excuse, encore et encore. On ne sait pas bien de quoi, mais on l’écoute, on accepte les mains qu’elle nous prend, on lui rend le sourire qu’elle nous donne. Elle dit qu’elle ne va pas y aller, y retourner. Qu’ils vont se cacher. C’est pas bien, pour les enfants, je sais, mais on va se cacher. Autour de nous, le petit frère de L. court, rigole. Trop petit pour comprendre, pour savoir ce qui l’attend, et ce qui ne l’attend plus. En retrait, la grande sœur de L. sourit aussi. Calme, sereine, elle croit, elle pense, elle rêve qu’elle va revenir, refuse de nous dire adieu.

Toute la journée, L. s’est contenue. J’ai eu l’impression qu’elle jouait plus fort, qu’elle riait plus vite, qu’elle prenait tout ce qu’elle pouvait. C’était comme si elle avait emmené à l’école un grand sac et qu’elle avait décidé d’y mettre tout ce qu’elle voulait emmener avec elle : les sourires des copains, les mots de la maîtresse, les bruits de la récré. Elle a passé la journée à ouvrir son grand sac et, avec ses yeux qui pétillent et son sourire malin, elle y a mis tout ce qu’elle voyait, tout ce qu’elle entendait. Elle a eu du mal à se résigner à le refermer, quand la cloche a sonné.

Devant le portail, ensuite, L. a sauté dans nos bras, les uns après les autres.

Elle s’y est accrochée, a posé sa tête sur notre épaule, nous a serrés très fort.

Elle a pleuré, beaucoup. Ses longs cheveux noirs la gênaient.

On l’a serrée nous aussi, on lui a dit qu’on ne l’oublierait pas, qu’elle allait vivre encore de belles choses, qu’elle allait continuer à apprendre, à sourire, que sa route était encore longue et qu’elle ne s’arrêtait pas devant le portail de cette école, ce portail qu’elle aurait aimé franchir encore tant de fois.

On ne lui a pas dit que c’était injuste.

Qu’il n’y avait absolument aucune réponse à la question qu’elle n’a pas osé nous poser mais que ses yeux, tout seul, criaient. Pourquoi.

On ne lui a pas dit que ce pays dans lequel elle est née, celui dont elle parle, lit et écrit si bien la langue ne voulait plus d’elle, simplement parce que ses parents ne sont pas nés au bon endroit.

On ne lui a pas dit que cette école qui lui avait ouvert les bras, l’avait regardée briller, pétiller, courir, jouer, aimer n’était désormais plus la sienne, que c’était comme ça et puis c’est tout.

Qu’aucun d’entre nous n’était d’accord avec ça mais qu’aucun d’entre nous n’avait le pouvoir qu’il en soit autrement.

On ne lui a pas dit qu’en plus de pleurer, on avait tous envie de gerber.

On ne lui a rien dit de tout ça.

On l’a serrée dans nos bras, on a chaussé nos lunettes de soleil pour cacher nos yeux rougis, on l’a regardée partir et on a refusé de s’habituer.

Anouk F.

Entre, on t’a gardé une place.

Dans ma REPpublique à moi, on accueille des parcours, des passés, des douleurs, aussi. On leur propose de s’asseoir, de regarder, d’essayer. D’oublier. Et puis on reçoit des sourires, des paroles, des instants. Des enfants.

Il a enfoui sa tête dans le manteau de Maman et lui a demandé si, ce soir, elle pouvait venir le chercher à 17h. Maman lui a répondu qu’elle s’arrangerait, oui, elle serait là, il n’irait pas à la garderie. Pas pour ce premier jour. Ça va aller, ça va bien se passer.

« J’ai un peu peur, maîtresse ».
Je te comprends.
Moi aussi, à ta place, j’aurais peur.
D’abord parce que la maîtresse a une tête de sorcière. Elle aurait pu faire l’effort de se coiffer, vraiment. Et puis ce pantalon trop petit. On voit bien qu’elle a mangé trop de chocolats pendant les fêtes.
Ensuite parce que les copains-là, enfin les enfants, ils ont l’air de bien se connaître. Ils jouent entre eux, ils rigolent. Ils s’aiment bien. Et ils ne te connaissent pas.
Sois certain qu’avec ce sourire franc et cette bouille de malin, ils ne vont pas mettre longtemps à t’adopter. Et moi non plus.

Maman est partie.
S. est resté tout près de moi.
Il ne savait pas trop quoi faire, comment s’y prendre.
Je lui ai dit de s’asseoir, sur le banc.
La sonnerie a retentit.
Comme des automates, les autres se sont mis à ranger.
En une minute, la classe était comme neuve.
S. n’en revenait pas.

Je l’ai observé.
Lui, il les observait.
Je me suis souvenue, avant les vacances, quand Maman est venue l’inscrire.
Quand elle nous a raconté.
Quand elle avait les yeux mouillés.
Quand la directrice m’a donné la fiche de renseignements et que dans la case « Adresse du père », j’y ai lu « Maison d’arrêt ».

Et puis les heures ont coulé.
S. s’est éloigné de moi, est allé vers les autres.
Ils l’ont accepté, presque déjà adopté.

On a attaqué la lecture, S. était fier de me montrer qu’il savait déjà bien lire.
Moi, j’étais impressionnée. Comme en mathématiques, S. a survolé.

Quand il est revenu de la cantine, il a vu les autres jouer aux Légo, au fond.
Il s’est approché et m’a demandé s’il pouvait écrire, dessiner.
Ça avait l’air urgent.
Je lui ai donné une feuille, quelques feutres.
Il a posé une fesse sur la chaise, pas l’autre.
Il n’a pas enlevé son gilet.
Il a écrit, en gros, en fluo, au milieu.
« Maman je t’aime », sans erreur, sans faute. Sans filtre.
Et puis il a soufflé.
Soulagé.
Il a ramené l’autre fesse sur la chaise, rangé ses jambes au-dessous de la table.
A levé les yeux vers moi, a souri et m’a dit « On est bien, ici. »

Et pourtant sourire, toute la journée.

Dans ma REPpublique, on accueille les enfants, tous les enfants. Ceux qui sourient, ceux qui pleurent, ceux qui rêvent. Ceux qui n’ont rien demandé à personne mais qu’on repousse, qu’on rejette, sans qu’ils n’y puissent rien. Sans que je n’y puisse rien. Ou presque.

Moi aussi, j’ai reculé.
Je crois même que j’ai mis ma main pour couvrir mon nez.
Je ne pense pas qu’il l’ait remarqué.
Il a continué à sourire, comme toujours, comme toute la journée.

Il souriait aussi, quand ils ont changé de place, les uns après les autres, et qu’il est resté assis seul, sur ce bout du banc rose. Ils m’ont regardée, ont mis leurs doigts sur le nez, se sont levés et l’ont laissé.

Oui, M., il sent mauvais.
Le tabac, froid.
La fumée.
D’autres choses aussi, parfois.
Ses doigts sont sales, ses ongles longs.

« Bonjour Madame, je m’excuse de vous demander ça, mais est-ce qu’avant de le ramener à l’école, cet après-midi, vous pourriez couper les ongles de M. ? J’ai peur qu’il blesse quelqu’un, et puis … ce n’est pas très propre.
– Oui, oui, d’accord Madame, d’accord Maîtresse. »

Maman regarde le sol, s’excuse un peu. Je ne sais pas si elle a vraiment compris ce que je lui ai dit. Elle repart, M. lui sourit. Encore. Beaucoup.

Elle ne sourit pas.
Elle est tellement maigre, tellement voûtée, tellement abîmée.
Je m’en veux, un peu.
Mais il le fallait.

J’ai donné à M. un papier à faire signer par ses parents.
Je lui ai répété plusieurs fois que c’était important, très important, qu’il ne fallait pas oublier.

Le lendemain matin, je lui ai demandé s’il me l’avait ramené.
Avec son grand sourire, il a acquiescé.
Il ne parle pas M., ou très peu, ou très mal.
Il a couru vers son cartable, je l’ai suivi.
Il a fouillé, tripoté le fond de son sac.
Il en a sorti une feuille, froissée, pliée. Me l’a tendue.
En dépliant le papier, un nuage de fumée froide, l’équivalent d’un cendrier entier, est venue me piquer le nez. Cette fois-là aussi, j’ai reculé.
Le papier était signé, je l’ai remercié.

La directrice vient me chercher.
Le Papa de M. est au téléphone, il veut me parler, il est énervé.
« Je peux savoir pourquoi vous avez dit à l’éducatrice que mon fils il pue ?
– Je n’ai pas dit ça comme ça Monsieur, nous faisons des points réguliers sur votre enfant, je lui ai parlé du manque d’hygiène, parfois…
– C’est faux madame, il sent bon mon fils !
– Non, Monsieur, j’en ai parlé à votre femme, il y a parfois des odeurs. Les autres enfants s’en plaignent aussi, c’est difficile pour lui, violent même»

Il le fallait.
Depuis, rien n’a changé.

Le manteau de M. sent tellement mauvais qu’il m’est difficile de le lui fermer.
Les chaussures de M. sont tellement sales que je rechigne à lui faire ses lacets.
Ses ongles repoussent, son crâne le gratte. Je m’éloigne.

Et les autres.
Ils continuent de l’éviter, de le repousser.

Et M. continue de sourire, toute la journée.

Sa chaise sera vide.

Dans ma REPpublique, nul besoin de papiers, de carte verte ou de droit d’asile pour entrer, s’asseoir et apprendre. Alors il y a des fois où on fermerait bien notre portail de l’intérieur pour ne plus les laisser sortir. Pour ne plus les laisser partir.

C’est vrai que je ne le connaissais pas.
Peu, en tous cas.
Croisé dans les couloirs.
Vu parfois sa maîtresse lui demander de se ranger.
Vu avec sa maman, l’autre jour, préparer le stand pour la vente de gâteaux dans la cour.

Je ne le connaîtrai pas mieux.
Je ne le croiserai plus.
Il est parti.
Contre son gré, celui de sa sœur, celui de sa mère, celui de son père.

Cela faisait des semaines, des mois que ça couvait.
Demande d’asile refusée.
Recours épuisés.
Tous les mercredi, à la préfecture, aller pointer.
Et attendre.
Attendre quoi.
Ca.
Attendre et puis partir.

A la rentrée des vacances, il y aura une chaise vide dans la classe.
Le casier, lui, sera presque plein.
Il y aura tout, sauf ce qu’il avait pris avec lui, pour faire ses devoirs, comme les autres.
Les autres, ceux qu’il comptait bien retrouver là, dans cette classe, dans cette cour.
Les autres, ceux qui ont le droit de rester là.
Les autres, ceux auxquels on essaiera d’expliquer ça.
Ou pas.

Le sourire, quoi qu’on en dise.

Dans ma REPpublique à moi, on a par moments un peu de mal à comprendre ce que cache un visage, ce que signifie une larme, un cri. Ce que peut, aussi, vouloir dire un sourire.

Je n’ai, je crois, jamais réellement entendu le son de sa voix.
Je n’ai, je crois, jamais vu quelqu’un sourire autant, tout le temps.

Je ne sais rien d’elle, ou si peu.
Simplement qu’elle arrive de là-bas, loin, de ce pays dont on parle tant.
Qu’elle est née dans cette ville que tout le monde connaît, si tristement.
Homs, Syrie.

Elle est arrivée en même temps que A.
Pourtant, j’ai compris qu’ils ne se connaissaient pas, là-bas.
J’ai compris aussi qu’ils n’avaient pas emprunté la même route, juste qu’ils ont atterri au même endroit : ma ville, ma classe.

A. est arrivé blessé, marqué.
Elle n’a jamais cessé de sourire, jamais.

Un peu plus de trois mois maintenant qu’elle est en France.
Les mots sont difficiles à trouver.
Il y a cette langue, si éloignée de la sienne, ces lettres, qu’elle découvre et apprend à connaître et cette timidité, cette manière de s’excuser d’être là, parfois, en souriant, tout le temps.

En souriant, elle attend.
Elle attend O., la maîtresse qui essaie de lui apprendre le Français.
Ensuite, elle attend, sans rien dire, que je lui propose du travail.
Oh oui, il m’arrive de l’oublier.
Elle ne dit rien.
En souriant, elle attend.

Elle a appris à calculer. Elle est même capable, en chuchotant, de me dire le nom des chiffres.
Quand elle se trompe, elle s’excuse. Une fois, dix fois, trop.

La semaine dernière, O. est venue dans ma classe pour m’aider à leur faire écrire quelques lignes pour leur papa.

« Qu’est-ce que tu aimes faire avec Papa ? »

Ca a été long. Elle a fini par comprendre et se faire comprendre.
Ce qu’elle aime, c’est quand Papa va faire du vélo avec son frère, et qu’elle les regarde partir.

« Et toi, tu vas faire du vélo avec eux ? » lui a demandé O.
Elle a secoué la tête, en souriant, et a prononcé, tout doucement : « fille moi, vélo, non ».
Avec ses grands yeux bleus et le visage illuminé de ce sourire dont elle ne se défait décidément plus, elle a dessiné Papa sur un vélo et son petit frère derrière. A la porte de la maison, il y avait elle, sa mère et ses sœurs, qui regardaient.

J’ai longuement observé ce dessin, puis je l’ai regardée, elle. Et quand elle m’a souri, de nouveau, je lui ai demandé si elle aimerait, elle aussi, faire du vélo. Elle a froncé les sourcils, comme elle le fait quand elle ne me comprend pas. J’ai recommencé, avec des gestes, en la montrant du doigt. J’ai su qu’elle m’avait comprise quand son sourire a tout à coup disparu, quelques secondes à peine, qu’elle a pris son dessin et qu’elle est retournée s’asseoir.